ATELIER  DE CONCEPTION DE1 2010-2011
l’homme habite en poète 
Martin Heidegger / Gallimard [1954]
Extraits de Essais et conférences
La représentation courante de la technique,  suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, est la conception instrumentale et  anthropologique de la technique... Il demeure exact que la technique  moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins... On veut, comme on  dit, "prendre en main" la technique et l’orienter vers des fins  "spirituelles". On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le  maître devient d’autant plus insistante que la technique menace  davantage d’échapper au contrôle de l’homme.
En quoi l’essence de la technique a-t-elle  affaire avec le dévoilement? Réponse: en tout. Car tout "produire" se  fonde dans le dévoilement. Dans son domaine rentrent les fins et les  moyens, et aussi l’instrumentalité. Ainsi la technique n’est pas  seulement un moyen: elle est un mode de dévoilement, c’est-à-dire de la  vérité. Le mot "technique" vient du grec et désigne ce qui appartient à la technè. Or ce mot ne désigne pas seulement le faire de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé. La technè est quelque chose de "poiétique".
Un autre point à considérer est que jusqu’à Platon, le mot technè est toujours associé au mot epistemè.  Tous deux sont des noms de la connaissance au sens le plus large. Ils  désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y  connaître.
La technique est un mode du dévoilement.  Elle déploie son être dans la région où le dévoilement et la  non-occultation (la vérité) a lieu. On pourrait objecter que cette  détermination de la technique est valable pour la pensée grecque mais  non pour la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est précisément  elle (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous  pousse à demander ce qu’est "la" technique. On dit que la technique  moderne est différente de toutes celles d’autrefois, parce qu’elle est  fondée sur la science moderne, exacte, de la nature.
Qu’est-ce que la technique moderne? Elle  aussi est un dévoilement. Le dévoilement qui régit la technique moderne  est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer  une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ... Le  travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ...
Qui accomplit l’interpellation provocante?  L’homme, manifestement. Mais c’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à libérer les  énergies naturelles que ce type de dévoilement peut avoir lieu. Où et  comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme?  Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Quand l’homme à l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est  présent, il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là  même où il le contredit.
Ainsi la technique moderne, en tant que  dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. L’appel provoquant qui rassemble l’homme autour de la  tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, Heidegger l’appelle  l’Arraisonnement (Gestell). Ainsi appelle-t-il le mode de  dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est  lui-même rien de technique. L’essence de la technique moderne met  l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus  ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. C’est à partir de  ce destin que la substance de toute histoire se détermine.
L’Arraisonnement, comme tout mode du  dévoilement, est un envoi du destin. L’homme dans tout son être est  toujours régi par le destin du dévoilement. Mais, si le destin nous  régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême.
La technique n’est pas ce qui est  dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le  mystère de son essence. C’est l’essence de la technique qui est le  danger (Gefahr).
Mais là où il y a danger, là aussi
Croît ce qui sauve (Hölderlin)
Ainsi - contrairement à toute attente -  l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se  lève à notre horizon. C’est pourquoi le point dont tout dépend est que  nous considérions ce lever possible, et que, nous souvenant, nous  veillions sur lui. Ceci avant tout en apercevant ce qui dans la  technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses  techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique  comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser.
Si nous considérons enfin que l’esse de  l’essence se produit dans "ce qui accorde" et qui, préservant l’homme,  le maintient dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous  apparaît que l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une  telle ambiguïté nous dirige vers le secret de tout dévoilement,  c’est-à-dire de la vérité.
L’irrisistibilité du commettre et la  retenue de ce qui sauve passent l’une devant l’autre comme, dans le  cours des astres, la trajectoire de deux étoiles.
L’être de la technique menace le  dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite  au commettre et que tout se présente seulement dans la non-occultation  du fonds. L’action humaine ne peut jamais remédier immédiatement à ce  danger. Les réalisations humaines ne peuvent jamais, à elles seules,  écarter le danger. Néanmoins, la méditation humaine peut considérer que  ce qui sauve doit toujours être d’une essence supérieure, mais en même  temps apparentée, à celle de l’être menacé.
Autrefois, technè désignait aussi la  production du vrai dans le beau. Qu’était l’art? Pourquoi portait-il  l’humble nom de technè? Parce qu’il était un dévoilement producteur et  qu’ainsi il faisait partie de la poiésis. Le nom de poiésis fut  finalement donné, comme son nom propre, à ce dévoilement qui pénètre et  régit tout l’art du beau: la poésie, la chose poétique. La poésie  pénètre tout art, tout acte par lequel l’être essentiel est dévoilé dans  le Beau. 
Le même poète dont nous avons entendu la parole:
Mais là où il y a danger, là aussi
Croît ce qui sauve
nous dit:
... l’homme habite en poète sur cette terre. (Hölderlin)
Cette haute possibilité de son essence  est-elle accordée à l’art au milieu de l’extrême danger? Personne ne  peut le dire. Mais nous pouvons nous étonner de l’autre possibilité: que  partout s’installe la frénésie de la technique, jusqu’au jour où, à  travers toutes les choses techniques, l’essence de la technique déploiera son être dans  l’avènement de la vérité.